Tunisie: de l’usage de l’islamisme
En fait, deux points de vue se superposent chez les adversaires non-islamistes du régime. Une composante «moderne» qui peine, dans ce contexte, à poursuivre son combat pour la démocratie, tandis qu’une composante «traditionnelle» brocarde la laïcité comme une idée importée.
Mais la Tunisie peut néanmoins puiser dans sa propre histoire pour contrecarrer et le régime et ses frères ennemis en religion. Car la situation actuelle, empreinte de renoncement, est similaire à celle qui prévalait sous le protectorat français, dont s’étaient accommodés les nationalistes, jusqu’aux années 1930. Une régénération allait alors appeler à réformer la condition féminine, et à une action politique réaliste. Cette démarche a conduit pour l’essentiel, peu après l’indépendance, à un statut des femmes tunisiennes aujourd’hui encore jalousé dans le monde musulman, mais aussi, dans les années 1960, à la relégation des affaires religieuses au rang de la vie privée stricto sensu. Cependant, lors du très long crépuscule du «combattant suprême», cette dernière expérience a été progressivement mise à la trappe. Au point que, s’en remettant au «tombeur» du 7 novembre 1987, la classe politique de l’époque reprit à son compte le repli identitaire des extrémistes. Elle allait promouvoir une réhabilitation des valeurs arabo-musulmanes, comme si celles-ci avaient été bafouées. Cela allait proroger, sans discontinuer, des années d’ère rance.
Plutôt que de continuer à s’abandonner aux récurrents «si dieu le veut», il faut faire sauter le dernier verrou conservateur qu’est l’inégalité entre hommes et femmes dans le règlement des affaires de succession. Secundo, il faut priver les islamistes d’un argument qui rend leurs sirènes si séduisantes aux yeux des plus démunis, autrement dit la corruption et sa conséquence, l’injustice. Tertio, il faut constitutionnaliser le respect, non pas seulement de la diversité religieuse mais aussi de l’incroyance.
Mais pour recueillir l’appui nécessaire de la société, ce travail de longue haleine requiert d’être accompagné d’une perspective attrayante. Il s’agissait, au siècle dernier, de mettre un terme à l’exploitation coloniale.
A l’heure où la Turquie se confronte à elle-même pour satisfaire graduellement aux exigences préalables à son entrée dans l’Union européenne, pourquoi ne pas inviter les Tunisiens à se soustraire, eux aussi, et une fois de plus, à un sempiternel nivellement par le bas ?
Au moment où, sans messianisme à l’américaine, l’Europe affiche des ambitions sud-méditerranéennes qui ne se réduisent plus à la seule sécurité du commerce ni au seul contrôle de l’immigration, il appartient à la Tunisie de se saisir de cet enjeu, de s’inscrire d’elle-même, comme naguère, dans le progrès politique pour contribuer à rehausser le niveau des échanges. Et d’envisager ainsi l’horizon d’un rapprochement, également fructueux, avec ses partenaires européens.
Il redeviendrait dès lors évident que, contrairement au dangereux ridicule de son actuel spectacle quotidien, le rayonnement international de ce si petit pays n’a jamais tenu qu’à ses ouvertures au monde, et qu’à cet égard, le «Père de la nation» destitué pour «sénilité» avait raison.