En Tunisie, les émeutes du bassin minier de Gafsa se poursuivent malgré la répression

MAGHREB. La région, qui fait du pays le 4e producteur mondial de phosphate, est l'une des plus déshéritées du pays.

Carole Vann, InfoSud
C'est le plus long mouvement social de la Tunisie moderne. Voilà huit mois que la population du bassin minier de Gafsa est en rébellion contre le «modèle économique tunisien». Dans un huis clos total, lycéens, étudiants, ouvriers, mères de famille multiplient les grèves et les manifestations pour protester contre le chômage, la corruption et la flambée des prix. Du côté des médias officiels, silence radio. Tandis que les forces de police ont ordre d'encercler, de harceler, voire d'arrêter les émeutiers et, surtout, de faire barrage aux journalistes trop curieux.
Le minerai extrait de ce bassin fait de la Tunisie le 4e producteur de phosphate du monde. Or la région est restée l'une des plus pauvres du pays. Pas d'infrastructures, si ce n'est une ligne de chemin de fer servant uniquement au transport des marchandises.
La Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) est, depuis le XIXe siècle, l'unique moteur économique de la région. Mais un plan d'ajustement structurel a réduit de 75% les effectifs de la compagnie. De 11000, les employés sont passés à 5000. Le chômage touche 40% des jeunes.
Tout est d'ailleurs parti d'eux, le 5 janvier 2008 dans la ville de Redeyef, suite à un concours d'embauche de la CPG, considéré comme truqué. Les jeunes nouvellement diplômés de la région décident alors d'occuper le siège local de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT). Ils sont rapidement rejoints par leurs familles, qui installent les tentes devant le bâtiment. Le mouvement ne cesse alors de s'amplifier.
Face à ce mouvement, le gouvernement opte pour deux priorités: éviter à tout prix que la protestation ne se propage dans les autres régions et que l'image du pays - 6,7 millions de touristes en 2007 - soit épargnée.
«La zone est interdite aux journalistes étrangers», explique Rachid Khechana, à la fois rédacteur en chef d'Al-Mawqif («L'opinion», l'un des trois journaux d'opposition du pays) et correspondant pour Swissinfo ainsi que pour Al-Hayat, quotidien panarabe basé à Londres. «Les autorités ne veulent pas étaler le scandale à l'extérieur. Si les infos sont diffusées hors du pays, la situation n'est plus maîtrisable. Mais, tant qu'il s'agit d'un journal local, on peut toujours le confisquer dans les kiosques.» Grâce à ce black-out total, il n'y a, aux yeux du monde, ni émeutes, ni arrestations, ni procès.
Pourtant, une équipe de la TV pirate Al Hiwar Attounisi (ndlr: «le dialogue tunisien») parvient tout de même à sortir des images de ces insurrections. Elles sont diffusées via satellite sur la chaîne italienne Arcoiris et sur France 3. Depuis, les journalistes de la chaîne tunisienne font l'objet de tracasseries et de tabassages répétés. Raison pour laquelle son directeur, Tahar ben Hassine, est venu témoigner, avec Rachid Khechana, cette semaine à Genève.
«Ces images sont les seules qui existent sur les insurrections de Gafsa, explique-t-il. Elles ont été prises clandestinement. Leur diffusion par satellite casse la stratégie du pouvoir. Le gouvernement veut donner l'impression que rien ne se passe à Gafsa. La police a l'ordre d'agir de manière dispersée afin de ne pas en faire un gros événement. Qui va savoir qu'ici un tel s'est fait tabasser ou que là-bas la caméra d'un journaliste a été fracassée? Un étau invisible se resserre ainsi sur la population.»
En mars, le président Ben Ali contre-attaque. Signe apparent d'apaisement, il limoge le gouverneur de Gafsa et, par la suite, le PDG de la Compagnie des phosphates. Et, en juillet, il s'engage à consacrer un pourcentage des revenus des exportations de phosphate à la construction d'une nouvelle cimenterie et de nouvelles infrastructures, avec à la clé des emplois pour la région. «Là, les médias officiels ont parlé de la région minière, ironise Rachid Khechana. C'est une des rares fois où Ben Ali a reconnu un problème social.»

Après cette initiative présidentielle, la tension baisse, avant de très vite remonter quand les familles réalisent la vacuité des promesses présidentielles. Une nouvelle vague d'arrestations s'abat alors sur la région. «Trente-huit représentants syndicaux attendent toujours leur jugement. Inculpés comme droits communs, ils peuvent encourir des peines très lourdes. L'un d'eux, Adnan Hajji, risque jusqu'à plusieurs dizaines d'années.»

Un journaliste d'Al-Hiwar, Fahem Boulkaddous, est aujourd'hui inculpé de «constitution de bande de malfaiteurs» et risque 10 ans de prison. «Cela juste parce qu'il a couvert le mouvement de protestation du bassin minier de Gafsa», remarque son directeur.
Les émeutes de Gafsa rencontrent un fort soutien de la société civile et des avocats. Ces derniers se déplacent à tour de rôle de Tunis - dix heures de route aller-retour - pour suivre les procès et défendre les détenus.
(Source : «Le Temps », (Quotidien – Suisse), le 16 octobre 2008)
Lien : www.letemps.ch

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