Tunisie le système Ben Ali

Publié le par Lagarde Dominique

Le 7 novembre 1987, celui qui était alors Premier ministre renversait le président Bourguiba. Décryptage, vingt ans plus tard, d'une dictature soft, où l'Etat policier va de pair avec l'Etat social pour garantir la survie du régime.

  

L'aube pointe à peine lorsque sept médecins, un peu surpris d'être là, sont discrètement introduits dans les locaux du ministère de l'Intérieur. Le certificat médical a été préparé par les conjurés, ils n'ont plus qu'à le signer. Déclaré « inapte à exercer les fonctions inhérentes à sa charge », Habib Bourguiba peut être déposé dans les formes constitutionnelles. Et le général Zine el-Abidine Ben Ali, Premier ministre depuis cinq semaines, proclamé chef de l'Etat. Juste à temps pour le premier bulletin de Radio Tunis, qui ouvre comme d'habitude, ce 7 novembre 1987, son antenne à 6 heures du matin. Après une fin de règne empoisonnée, les déclarations du nouveau président soulèvent un vent d'espoir. Il promet l'Etat de droit, la démocratie, la liberté de la presse, celle des associations... Des mesures suivent, très vite : libération des prisonniers politiques, retour des opposants en exil, réglementation de la garde à vue, interdiction de la torture, suppression de la présidence à vie...

C'était il y a vingt ans. Aujourd'hui, 10 millions de Tunisiens vivent sous haute surveillance dans un pays quadrillé par près d'un millier de cellules du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l'ex-parti unique, quelque 200 comités de quartier qui sont autant d'annexes locales du ministère de l'Intérieur, et 110 000 policiers. Le pays ne compte plus qu'une douzaine d'associations réellement indépendantes, constamment sous pression. Des plumitifs flagorneurs vantent chaque jour, dans les colonnes d'une presse aux ordres, la « hauteur d'esprit », la « clairvoyance » et la vision, « prospective » ou « avant-gardiste », c'est selon, mais toujours « profonde », d'un président omniscient et omniprésent dont le mandat est indéfiniment renouvelable depuis la réforme constitutionnelle de 2002.

 

Ce 22 octobre 2007, Maya Jribi reçoit L'Express dans sa villa de Radès, au sud de Tunis. Elle a les gestes lents d'une convalescente, et des cernes sous les yeux. « Je suis une tortue ! » plaisante-t-elle. Deux jours plus tôt, cette femme de 47 ans, secrétaire générale du Parti démocratique progressiste (PDP), un parti d'opposition officiellement reconnu, a mis un terme à une grève de la faim de cinq semaines. Elle et Nejib Chebbi, le fondateur de cette petite formation de centre gauche, n'avaient trouvé que ce moyen désespéré pour s'opposer à la résiliation du bail du local qui abrite depuis les années 1980 le parti et son journal, en plein centre de Tunis. Du 20 septembre au 20 octobre, ils n'ont bu qu'un peu d'eau sucrée. Jusqu'à ce qu'ils obtiennent gain de cause, les autorités préférant sans doute ne pas gâcher la fête. Officiellement, bien sûr, il s'agissait d'un « litige immobilier ».

 

Si la Tunisie est un Etat policier, elle n'est pourtant pas que cela. Le « système Ben Ali » est infiniment plus complexe. Jamais, au cours des vingt dernières années, le taux de croissance du pays n'a été inférieur à 5 % - ce devrait être 6 % cette année. Les services publics fonctionnent, les rues sont propres, l'école est obligatoire et gratuite. Des dispositifs sociaux de lutte contre la pauvreté ou des prêts aidés favorisent l'équipement des ménages. Avec un objectif : permettre à tous d'accéder à un certain confort, et à la classe moyenne, de loin la plus nombreuse, d'entrer de plain-pied dans la société de consommation. Près de 80 % des Tunisiens sont propriétaires de leur logement, presque tous sont raccordés aux réseaux d'électricité (99 %) et d'eau potable (84 %)... « Consomme et tais-toi ! » titrait L'Express il y a dix ans. Dans un ouvrage remarquable (1), l'universitaire Béatrice Hibou démontrait l'an dernier que les pratiques de répression et la politique économique et sociale du régime sont en réalité indissociables. Et qu'elles visent, ensemble, à assurer la stabilité et l'ordre dans un pays qui a sécrété une « véritable culture politique du danger », islamiste principalement. D'où ce qu'elle appelle un « pacte de sécurité », assujettissement consenti par le plus grand nombre à un Etat protecteur et dispensateur de bien-être.

 

« Il existe une corrélation entre pauvreté et terrorisme »

 

De fait, l'Etat tunisien cocoone ses citoyens. Lesquels sont en permanence incités à penser qu'ils doivent leur bonheur à la « sollicitude », comme disent les journaux, du chef de l'Etat. Logement social, voiture « populaire », ordinateur « familial » : l'Etat subventionne les crédits nécessaires à l'acquisition de tout ce que peut souhaiter une famille « moyenne ». L'appartement d'abord, de préférence un F 4, afin que les enfants aient leur chambre. Puis la petite cylindrée. Enfin, l'ordinateur. Au nord de Tunis, les nouvelles cités n'en finissent pas de pousser. Elles se ressemblent toutes un peu, avec leurs immeubles blancs, leurs larges avenues, leurs cafés déco. Ces derniers ne servent pas d'alcool : les classes émergentes, en Tunisie comme ailleurs dans le monde arabe, sont beaucoup plus respectueuses des préceptes de l'islam que ne l'étaient les élites occidentalisées des lendemains de l'indépendance.

 

La lutte contre la pauvreté passe, elle, par le Fonds de solidarité nationale, plus connu par son numéro de compte, le 26-26. Créée en 1992, cette super-cagnotte sociale, alimentée surtout par les contributions des entreprises, fortement incitées à verser régulièrement leur obole, est gérée par la présidence elle-même. Pour les bénéficiaires, pas de doute, c'est Ben Ali qui vient à leur secours. Or ils sont nombreux. Depuis sa création, le 26-26 a aidé 1,2 million de Tunisiens, soit 12 % de la population. Il a déboursé 490 millions d'euros, essentiellement pour éradiquer l'habitat précaire - c'est chose faite depuis 2005 - et apporter aux habitants des régions rurales les moins accessibles eau, électricité, routes, écoles ou dispensaires. Depuis deux ans, l'accent est mis sur la réhabilitation des quartiers populaires en zone périurbaine. « Nous sommes convaincus qu'il existe une corrélation entre la pauvreté et le terrorisme. Et qu'il faut par conséquent travailler en amont, sur le terreau » explique Omar Ben Mahmoud, patron du 26-26.

 

Reste à savoir si cette politique pourra être poursuivie sans risques pendant longtemps. L'endettement est tel aujourd'hui que, selon plusieurs sources, le pays commence à manquer sérieusement de liquidités. Pour l'heure, il est indéniable que le système fonctionne, même si le taux de chômage des jeunes diplômés, en forte hausse, constitue un nouveau défi difficile à relever. « Les sociétés arabes ne se sont pratiquement jamais révoltées contre le despotisme, sauf lorsque le despote était sanguinaire, commente un intellectuel. Notre culture arabo-islamique est celle du zaïm, du chef éclairé et juste. Elle repose sur l'idée d'un donnant-donnant. Le chef est là pour satisfaire les besoins du peuple, qui le laisse diriger comme il l'entend. Chacun y trouve son compte. » Mais pourquoi diable ce zaïm-là éprouve-t-il le besoin d'émailler ses discours de constantes références à la démocratie et au pluralisme ? Pourquoi ses thuriféraires se croient-ils obligés d'affirmer, sans rire, que la Tunisie « vénère les droits de l'homme » ? « Un cinéma destiné à l'Occident », comme l'affirme le même intellectuel ? L'explication est peut-être ailleurs. « Habib Bourguiba avait une légitimité historique, analyse un universitaire. Ce qui fonde la légitimité de Ben Ali, c'est son discours du 7 novembre 1987. Or ce discours promettait la démocratie. Il est donc essentiel pour le président d'affirmer qu'il n'a pas trahi ses engagements et qu'il est toujours sur ce créneau-là. Depuis vingt ans, il vit avec une idéologie qui n'est pas la sienne, mais dont il a fait le mythe fondateur du régime. »

Lorsqu'il accède au pouvoir, le nouveau chef de l'Etat semble prêt à satisfaire toutes les revendications des démocrates et des défenseurs des droits de l'homme. « Tout ce qu'on réclamait, il était pour ! » se souvient l'un d'eux. Beaucoup d'intellectuels sont sur un petit nuage... Mais l'état de grâce sera de courte durée. Les élections législatives de 1989 marquent une première évolution. Ben Ali parle de démocratie « consensuelle », son Premier ministre propose des listes uniques... que refuse l'opposition. Les islamistes n'ont pas le droit de créer leur parti, contrairement à ce qu'ils espéraient. Ils durcissent leur opposition au régime. Celui-ci prend peur. En 1990 et 1991, la police procède aux premières rafles, en particulier sur les campus. Le drame algérien sert de repoussoir. Les défenseurs des droits de l'homme, qui dénoncent la torture et les détentions arbitraires, sont à leur tour dans le collimateur. « Nous étions entrés dans une spirale répressive », confesse un ancien ministre. Pourtant, pour la plupart des protagonistes de l'époque, c'est de 1992 que date le vrai tournant de l'ère Ben Ali. Cette année-là consacre la victoire des apparatchiks marqués par la culture du parti unique sur les conseillers de l'ouverture. Ces derniers sont plusieurs à jeter l'éponge, notamment Mohamed Karboul, qui avait, au tout début, géré les relations avec l'opposition, et surtout Kamel el-Taïef, l'ami fidèle qui fut dans l'ombre le principal instigateur de la politique d'ouverture du régime à des personnalités de la société civile. C'est en 1992 aussi que le président épouse en secondes noces Leïla Trabelsi, héritant du même coup d'une dizaine de beaux-frères et belles-soeurs particulièrement encombrants.

 

La famille de Ben Ali n'est pas un tabou... sur le Net

 

Deux ans plus tard, en 1994, Ben Ali est réélu avec... 99,91 % des suffrages ! Sur le plan économique, en revanche, à partir du milieu des années 1990, la Tunisie joue la carte de l'ouverture. Encouragée par l'Union européenne et le Fonds monétaire international, cette libéralisation permet d'attirer des investissements créateurs d'emploi. Mais elle va aussi servir de tremplin aux ambitions de la famille présidentielle recomposée. Celle-ci s'empare peu à peu de larges pans de l'économie, notamment grâce aux privatisations. Un temps, les époux des filles nées du premier mariage du président - les Chiboub, Mabrouk, Zarrouk - tiennent le haut du pavé. Très vite, les Trabelsi - les frères de l'actuelle première dame - vont leur damer le pion. C'est un sujet tabou... dont tout le monde parle. Depuis le début de l'été, la « corbeille de mariage » du « nouveau gendre », Sakher el-Materi (l'époux de la première fille de Leïla), alimente toutes les conversations, dans les salons et sur Internet : des intérêts dans la banque, la concession d'une grosse société automobile européenne, des quais destinés à accueillir des bateaux de croisière dans le port de la Goulette... La « famille », comme disent les Tunisiens, est devenue le principal centre d'intérêt de la blogosphère tunisienne. De jeunes internautes y échangent info et intox. Les milieux d'affaires, tunisiens ou étrangers, sont, eux, convaincus d'une chose : il est impossible d'entreprendre en Tunisie sans s'entendre avec les Trabelsi et « passer à la caisse ». En échange, bien sûr, les beaux-frères jouent les parrains et fournissent les passe-droits nécessaires... « Nous sommes dans une économie kleptocratique », affirme un universitaire français, spécialiste du Maghreb. Ces pratiques existent certes ailleurs. Mais, dans un pays où les écarts sociaux ont longtemps été assez faibles, où la corruption était marginale, cela choque. Sans menacer le régime, la cupidité de l'entourage présidentiel n'en constitue pas moins son talon d'Achille.

 

(Source : « L’Express » (Magazine hebdomadaire – France), le 1er novembre 2007)

Publié dans ESPACE INFO

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